LeTemps.ch | «On adore les stéréotypes nationaux»
Albrecht Sonntag est sociologue et professeur à l’ESSCA, Ecole de management d’Angers. Il est
l’auteur de Les identités du football européen (Presses Universitaires de Grenoble, 2008), et
coordinateur du projet de recherche international FREE (Football Research in an Enlarged Europe).
«Le football dispose d’un potentiel inégalé pour susciter des émotions collectives. Notamment parce
qu’il est le plus suivi au monde. La sociologie a déjà dit beaucoup pour expliquer comment le football
s’est imposé en tant que sport universel: d’abord, il y a l’extraordinaire simplicité de ce jeu. On peut y
jouer instinctivement dès l’âge de 2 ou 3 ans. Les règles sont faciles et inchangées depuis plus d’un
siècle. Et celles-ci se comprennent intuitivement, même pour ceux qui ne s’y intéressent
qu’occasionnellement. C’est un sport qui présente une intensité d’action élevée, un nombre réduit de
temps morts. Ensuite, s’il suscite les passions, c’est aussi parce que le football laisse beaucoup de
place à des injustices, réelles ou imaginaires, des incertitudes dans l’évaluation, à des interprétations
et à la tricherie. Enfin, la longue histoire de ses compétitions internationales a produit un fonds
extraordinaire de légendes, de mythes qui se répètent d’une génération à une autre.»
«Le football est le sport dans lequel la différence ressentie par l’amateur entre son niveau et celui des
meilleurs champions est la plus faible. Cela s’explique par le fait que jouer avec les pieds et sans les
mains provoque une accumulation de frustrations même chez les plus brillants techniciens. Il peut
leur arriver, comme à tout le monde, de glisser sur un terrain mouillé ou de mal doser une passe. Le
joueur lambda, lui, sait qu’il peut lui arriver un moment de lucidité digne d’un Zidane dans ses
meilleurs moments. De même qu’il sait que Zidane pourrait rater son contrôle dans les mêmes
circonstances que lui. Bien sûr, je parle là de différence perçue. La différence réelle, elle, est
«Norbert Elias disait que l’on cherche une forme d’excitation dans le spectacle du sport. La
particularité dans nos sociétés postmodernes, c’est que cette recherche semble plus consciente et,
quelque part, désespérée. Le spectateur d’aujourd’hui a compris que le football est un moyen de
trouver une excitation collective et individuelle, mais ne s’y laisse aller qu’avec une distance ironique.
Ce n’est pas une pulsion qu’il est incapable de maîtriser. Le lendemain, il retourne travailler
normalement. On est loin de 1982, lorsque le match France-Allemagne à Séville avait provoqué de
telles réactions que Helmut Schmidt et François Mitterrand avaient dû se fendre d’une déclaration
commune pour rappeler que tout cela n’était qu’un jeu. Depuis, il y a eu des dizaines de matches
France-Allemagne, ce qui contribue aussi à donner du recul aux spectateurs.»
«Depuis la fin du XIXe siècle, le journalisme sportif a compris qu’il pouvait tirer parti des stéréotypes
nationaux. Aujourd’hui encore, ils continuent d’alimenter le discours sportif, et cela marche toujours.
Tous les spécialistes savent que les présumés styles nationaux dans le football n’existent plus
puisqu’il y a brassage total des joueurs dans les différents clubs tout au long de l’année. Cela
n’empêche pas de ressasser tous les deux ans les mêmes clichés à propos de l’équipe allemande, qui
serait «une machine de guerre», et le football français, «pétillant comme le champagne».
«L’une des évolutions essentielles des 20 dernières années est que le football de club et le football
national n’ont jamais été aussi éloignés. La libre circulation des joueurs a permis aux clubs de devenir
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le lieu où il se joue le meilleur football en termes techniques. Quitte à y perdre l’ancrage local. Mais
les passions médiatiques et collectives sont plus fortes lorsque les équipes nationales sont en jeu.
Alors que le football des clubs est devenu, aux yeux de tous, un spectacle commercial, et donc
profane, les équipes nationales incarnent désormais une forme de désintéressement qui confère à
leurs rencontres une dimension quasiment sacrée.»
«Dans une société où les identités sont floues, ces rencontres internationales fonctionnent comme une
piqûre de rappel d’un temps ancien où les choses étaient plus simples, où l’on se battait sous une
bannière. Nos sociétés minées par un individualisme exacerbé dépriment. L’Euro ou le Mondial, c’est
le retour artificiel, trois semaines durant, aux valeurs collectives et aux identités nationales. Mais,
contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, le football ne ravive pas durablement les haines
nationalistes. Il fonctionne comme un petit Prozac bienvenu en temps de crise.»
2012 Le Temps SA
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