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Où en sommes-nous avec notre sexualité ? Dans une transition problématique
entre deux modèles normatifs. Celui d’où l’on vient, appelé par Foucault le « dispositif d’alliance », est basé sur la parenté, la transmission du nom et des biens. Les rôles respectifs de l’homme et de la femme sont prescrits par leur statut dans le groupe familial. L’individu passe au second plan. L’homme-père et la femme-mère doivent avoir une belle progéniture. L’adultère est blâmé car il met l’ordre social et familial en péril. En revanche, il ne saurait donc être question de viol dans le couple. L’hétérosexualité est la norme, marquée du sceau de l’évidence. Par conséquent, l’homosexualité est un crime ou une maladie ou les deux à la fois, cible d’insultes et de persécutions brutales ou sournoises. Depuis le XVIIIe, ce dispositif a été progressive- ment supplanté par le « dispositif de sexualité », sans pour autant disparaitre intégra- lement. Ce second modèle normatif est basé sur le consentement entre « partenaires » égaux en droit comme en dignité. Ils se choisissent librement et doivent s’apporter mutuellement bien-être et plaisir, dans une sexualité épanouie et décomplexée. Si une famille est créée, elle repose d’abord sur l’amour et le bonheur des conjoints qui sont amants avant d’être parents. La fidélité n’est pas une norme impérative ; tout au plus est-elle, pour beaucoup, mais pas pour tous, la règle « tant qu’on est avec quelqu’un ». Et comme rien n’est définitif… La tolérance et la permissivité sont de rigueur car il n’y a plus de garant méta-humain, comme les lois divines ou celles de la Nature. Les gays peuvent donc aussi convoler en justes noces. Tout est acceptable tant qu’on n’impose pas à autrui un rapport qu’il ne souhaite pas, tant qu’on n’abuse pas de sa faiblesse, en particulier s’il est un enfant. Même entre conjoint, le viol est désormais un crime. On est en régime de consentement sexuel.
Dans la réalité, la transition n’est pas fl uide et les choses restent passablement compliquées. L’égalité entre les genres est loin d’être acquise. Les symptômes en sont nombreux et variés : la division des tâches domestiques reste fortement marquée par le genre ; le machisme plus ou moins primaire est tenace ; le plaisir de la femme n’est pas aussi clairement admis que celui de l’homme, surtout s’il ne résulte pas d’une pénétra- tion ; le viol n’est pas rare, dans et en dehors du couple, et ses victimes restent durable- ment traumatisées voire culpabilisées ; la pornographie sert quasiment le seul plaisir des hommes ; contrairement à celle dont il loue les services, le client d’une prostituée reste chez nous à l’abri des tracas judiciaires ; même les hommes qui s’affi rment « ouverts et libérés » peinent à accepter, sans sentiment d’insécurité ni jalousie, la liberté conquise par « leurs » femmes, celles avec qui ils vivent ou aimeraient bien vivre quelque chose, mais qu’ils ne « possèderont » jamais plus… Plus largement, si la « libération sexuelle » est patente au niveau du langage — on peut désormais parler ouvertement d’à peu près n’importe quoi —, elle l’est moins au niveau des comportements effectifs et des rapports concrets entre les uns et les autres. L’homophobie notamment a certes décru dans certains milieux et les discriminations sont formellement sanctionnées, mais, d’une manière générale, elle reste vive dans la vie de tous les jours. Sans doute le consentement est-il devenu la norme dominante, mais il ne suffi t pas vraiment pour que la relation soit pleinement légitime ; encore faut-il, aux yeux de la plupart, un minimum de sentiments, en principe absent dans certaines conditions spécifi ques comme les rapports sexuels payants et diverses pratiques sexuelles entre adultes consentants, mais qui sortent peu ou prou de la norme dominante et des rôles traditionnellement prescrits à l’homme et à la femme (par exemple l’échangisme).
Les raisons de ce décalage entre le modèle normatif du consentement et la réalité concrète sont de deux ordres. D’abord, soulignent bien plusieurs intellectuelles féministes, la sexualité s’inscrit dans un contexte sociétal qui la façonne, et parfois la pervertit, selon ses logiques, ses idéologies et ses rapports de force. L’émancipation fémi- nine et le dispositif de consentement entre égaux ne sont pas seulement inscrits dans une culture démocratique et des droits de l’homme — et de la femme et de l’enfant —, ils le sont aussi dans une culture individualiste (avec ses bons et ses mauvais côtés), et une économie capitaliste et de marché (avec ses bons et ses mauvais côtés), mais qui encou- ragent le consumérisme, l’intérêt égoïste et la recherche du profi t dans tous les domaines possibles. Dans la mode, les loisirs, les vacances, le spectacle, les médias, les soins et l’entretien du corps, partout où la dimension sexuelle est potentiellement présente, une le dossier
certaine industrie a vite fait de construire et d’exploiter sans vergogne une vision réduc- trice et trompeuse, mais rentable de la libération de la femme qui n’a plus grand-chose à voir avec le projet émancipateur du féminisme. Cette industrie produit parallèlement une vision de la libération sexuelle qui n’a pas davantage à voir avec un enrichissement et un approfondissement de ce qui fait notre humanité et notre rapport à l’autre, notre bonheur, et même paradoxalement notre désir et notre plaisir. Internet même, ce fantastique outil d’exploration et de rencontre (à sa manière) des autres et du monde, permet le meilleur et le pire, comme l’exploitation des personnes vulnérables. Le sexe fait vendre et distrait des problèmes économiques, sociaux et politiques notamment, qui mériteraient que chacun y porte autant d’attention et y mette autant d’ardeur.
Souvent associée au dispositif de sexualité, la culture individualiste et hédonis- te ambiante n’est pas moins normative que la précédente ; elle l’est seulement autrement. Elle impose des standards bien en phase avec ceux en vigueur dans d’autres domaines, comme les affaires, le sport ou la politique. En matière de sexualité aussi, il faut désor- mais être performant, c’est-à-dire sexuellement actif et capable d’y trouver un maximum de plaisir tout en prenant en compte celui de l’autre. Ce « culte de la performance » a pour corolaire l’angoisse de ne pas être à la hauteur et oblige à recourir à des formes de dopage (psychotropes, alcool, hallucinogènes, Red Bull, Viagra…) qui désinhibent et sti- mulent ce qui doit l’être, dans la tête et en dessous de la ceinture. L’injonction à être libre et autonome peut conduire à ne jamais s’engager vraiment, à considérer l’autre sinon comme un objet que l’on consomme, au moins comme un tiers avec lequel on passe un contrat, chacun se sentant quitte de toute obligation à partir du moment où il en a rempli sa part, et à n’être fi nalement dépendant que de ses intérêts égoïstes et de ses pulsions. le dossier
C’est pourquoi la sexualité est politique. Les rapports, plus ou moins égalitai- res ou inégalitaires, entre partenaires sexuels ainsi que leurs comportements s’inscrivent dans des rapports sociaux, politiques et institutionnels plus larges qui concernent notam- ment les conceptions d’un régime démocratique, les idéologies sexuelles, la répartition des ressources, des emplois et des tâches domestiques entre genres, la capacité culturelle de ne pas se laisser fasciner par les marchands d’illusions, le cadre juridique qui résulte des rapports de force politiques et sociaux.
Les secondes raisons du décalage entre le modèle et la pratique résident dans la nature même de la sexualité et de la relation intime, que les discussions dans l’espace public tendent à sous-estimer. Les enquêtes sur les échanges sur internet montrent que la double revendication culturelle du « sexe pour le sexe » et du droit au plaisir (des femmes en particulier) va de pair, pour la plupart, avec une aspiration à faire un jour l’amour par amour, avec un partenaire privilégié et durable. Tel est, pour beaucoup, tous genres confondus, la tension paradoxale et l’enjeu aujourd’hui : conjuguer leur double aspiration à l’autonomie et à l’interdépendance avec leur partenaire.
La relation sexuelle présente deux particularités. Elle est précisément sexuelle, intime, lien de corps, lieu de pulsions, de désirs et d’émotions, susceptibles de troubler le cœur et l’esprit. Elle est précisément une relation, non au sens où les deux partenaires seraient exactement sur la même longueur d’onde, mais, au contraire, où il y a toujours un décalage entre eux, où chacun reste pour une large part une énigme pour l’autre, où, par la force des choses, nul n’en maitrise à lui seul le déroulement et l’issue (sauf en cas de violence extrême). Bref, une expérience que ne contrôlera jamais entièrement la volonté individuelle des partenaires et que ne « réguleront » jamais parfaitement les décrets, même les plus nécessaires, sur les droits et devoirs de chacun. Les catégories de l’égalité et de l’autonomie notamment ne doivent certes pas être rejetées, mais elles doivent être repensées spécifi quement pour cet espace relationnel et cette expérience spécifi ques que représente la sexualité. En assumant, par exemple, une évolution et une maturation dans le temps et une certaine alternance dans les rapports de force, une « asymétrie oscillatoire1 » entre les partenaires ; en acceptant de prendre, pour les femmes et les gays, le risque (injuste bien sûr) de s’exposer à la violence (tout en la combattant fermement), dès lors qu’ils veulent vivre pleinement leur vie et leur sexualité ; en osant, pour les hommes, l’aventure de se laisser séduire par les femmes dont la modernité leur fait un peu peur ; pour toutes les personnes vulnérables, en ne courbant jamais la tête face aux diverses formes de violence symbolique qui culpabili- Au XXIe siècle, la seule option possible, selon nous, est de se placer déli- bérément et radicalement dans la perspective de ce qui libère et émancipe, mais en intégrant la complexité des situations concrètes et la spécifi cité de la sexualité. Car, en cette matière, plus encore que dans toutes les autres, « qui fait l’ange fait la bête », Ce sont ces questions et bien d’autres qu’explorent les contributions de ce dossier à partir d’un texte souche de Jacques Marquet auquel les autres auteurs étaient invités à réagir en développant une réfl exion originale. Cette introduction s’en est directement et très librement inspirée, sans prétendre en résumer fi dèlement les idées et moins encore les synthétiser. LUC VAN CAMPENHOUDT
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1 Selon la formule heureuse de D. Peto.

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